LE SOUFFLEUR DE RÊVES Richard Canal & Noé Gaillard

SUR LA POINTE DES PIEDS, l’enfant attend. On n’a pas besoin de lui aux cuisines, alors il attend, accroché à la fenêtre du réfectoire. Pour l’instant, il ne distingue qu’une ombre sur la table de chêne patinée par les coudes des moines.

Le jour va se lever. Il sent sur ses épaules le froid qui se retire. Il n’y en a plus pour longtemps : la cloche vient de sonner les matines, le soleil point derrière la butte de Castelnau. Une minute encore et la vague dévalera les collines, enflammera les champs de blé et s’en viendra mourir au pied du monastère.

D’ailleurs, la voilà, d’or et de sang, radieuse, vitale.

L’enfant sourit. Les premiers feux ont été pour la Dame. Frappée de plein fouet, la statue illumine la voûte de briques tandis que les murs du réfectoire demeurent dans une froide pénombre. Perdues dans le drap du manteau, les mains jointes caressent la lumière, la guident vers le visage de sorte que le soleil effleure la bouche. Ainsi, par la grâce du jour naissant, le sourire de la Dame s’irise des couleurs du ciel.

Une porte grince, l’enfant déguerpit. Les moines de l’Ordre de Saint-Julien entrent à la file, encapuchonnés de bure grise, nuque courbée. Ils se déploient en silence, à pas glissés. Les deux derniers, tête nue, prennent place en bout de table, sans quitter des yeux la statue de verre tout entière éclairée par le jour.

— Maintenant ! commande le plus âgé et les capuchons glissent sur les épaules.

Saisis, les moines tombent à genoux.

— Que vous disais-je ? triomphe le second à mi-voix.

— Je m’attendais à cette réaction. La matière est noble, le modelé parfait.

— N’est-ce pas un signe, cependant ?

— Le signe d’une ambition esthétique, sans doute aucun ! Tous les anges ne sont-ils pas beaux, même ceux de l’enfer ?

— Ne m’en veuillez pas mais je ne sens toujours rien d’immoral dans cette statue. Le thème obéit aux canons de notre Ordre, le traitement est respectueux et l’expression de Notre Dame d’une ferveur intense.

— C’est bien cette intensité qui me dérange. N’y devinez-vous pas l’expression d’une certaine impudeur ? Ce sourire…

— Allons, frère Arnaud, vous vous laissez emporter par votre imagination.

— Mon imagination, mon imagination !

Tout en grommelant, le moine se dirige vers la fenêtre et s’interpose entre le soleil et la statue. Aussitôt, un murmure s’élève dans la salle, qu’il interrompt d’un geste agacé.

— Avez-vous noté la réaction de nos novices, frère Guillaume ?

— Ce ne sont là que réflexes d’innocents trompés par un effet facile. On ne juge pas une œuvre d’art à l’aune de la lumière. Laissez-nous, jeunes gens. Je pense que vous devez à Notre Seigneur une ou deux actions de grâces.

Pendant qu’ils sortent, frère Arnaud s’écarte de l’embrasure et la magie du matin se manifeste à nouveau.

— Cependant…

Frère Guillaume s’est penché sur le verre. Son visage trahit une certaine perplexité.

— Voudriez-vous recommencer l’expérience, frère Arnaud ?

Nous tenons peut-être là le secret de votre malaise. Mais j’ai bien peur qu’il ne s’agisse que d’un défaut dans la matière, un vice mineur qui n’enlève rien à la force du sujet.

— Y tenez-vous vraiment ? Je ne suis pas certain de…

— Je vous en prie. Il est de notre devoir d’élucider ce mystère.

— Bien, frère Guillaume.

Et l’obscurité retombe sur le verre, sur le sourire, sur les courbes de la Madone, lui dérobant une nuance subtile que frère Guillaume ne saurait nommer, ni même juger. Il approche le doigt d’une minuscule bulle qui boursoufle la lèvre inférieure, l’effleure, finit par la lisser tendrement. Retire soudain la main, comme brûlé.

— Je dois me rallier à votre opinion, frère Arnaud. À y bien regarder, le défaut que voilà pourrait bien entacher l’équilibre de la pièce. Changeons de place et voyez par vous-même.

Frère Guillaume vient se poster devant l’embrasure de la fenêtre tandis que l’autre moine fait le tour de la table pour examiner la statue.

— Au niveau de la bouche, oui. La lèvre !

— Ma foi, reconnaît Frère Arnaud avec un plaisir diffus, il y a vraiment là matière à redire.

— Tout à fait. Nous ne saurions raisonnablement donner de Notre Mère une image imparfaite.

— Que proposez-vous donc ?

— Passons une nouvelle commande à notre homme. C’est une affaire d’un mois ou deux. La paroisse de Ceyssac est jeune, elle attendra.

* *

*

Le feu ronronne, jetant par instants des rougeurs sur les murs de torchis. Il fait très chaud dans la masure, au point que l’huile coule au papier des fenêtres, régulièrement, à l’instar des sudations miraculeuses des vierges d’ébène. Le chat, pourtant coutumier des éclats de la fournaise, a choisi de se réfugier sur le pas de porte.

Maître Ambroise a jeté sa chemise sur la paillasse. Son torse puissant brille malgré la forêt de poils roux qui boucle du ventre à la base du cou. La chaleur du lieu ne l’affecte plus, les villageois disent de lui qu’il a une peau de lézard.

Sur l’établi où traînent des reliefs de poule, la canne repose à côté des pinces, des tenailles et de la balance aux plateaux de cuivre rouge. Ambroise sifflote comme pour affûter ses lèvres. Un peu de sable de rivière, deux doigts de sable gris amené à grands frais de Saragosse, il en est au stade où il n’a plus besoin de mesurer les ingrédients nécessaires à son art.

Quelques minutes plus tard, de lentes éruptions crèvent le magma qui fond dans le creuset, mêlant une étrange odeur de soufre à celle du charbon. Après avoir retiré le creuset du feu, Ambroise saisit la canne, la fait tourner entre ses mains épaisses, en vérifie le lisse et le creux. Enfin, il l’approche de ses lèvres, salive un peu pour humecter les muqueuses et embouche.

Le moment est venu de pointer la canne sur la pâte. Doucement, très doucement, le métal effleure le magma en train de refroidir quand soudain, la pâte mord le tube avec un petit bruit mat. Elle ne le lâchera plus.

Ambroise se retient, retarde l’instant car il le sait primordial. Le souffle est là, habité, puissant, prêt à jaillir de cette manière régulière et ample qui donnera à l’œuvre toute sa majesté. Le verrier a fermé les yeux mais il voit. Une oreille. Une oreille de femme sous un voile. Accrochée à un profil, lui-même penché sur un visage. Il voit le couple, la tendresse, l’amour.

Alors il s’abandonne au souffle.

L’air se fraie un chemin avec difficulté. La pâte tressaille. Elle est à point pourtant, souple, sensible. Il insiste. Elle finit par céder, par l’accepter en douceur. Et lui, creuse son nid, la travaille au gré de la force qui l’habite. Elle obéit, enfle puis se fige.

Les lèvres de maître Ambroise se sont ouvertes. Il n’en peut plus. Il n’a obtenu qu’une silhouette grossière, toute en rondeurs, en matités encore. Il l’écarté du foyer, la présente au jour, se racle la gorge. Les couleurs se précisent sous l’air tiède, un début de transparence.

Une charrette grince, des moissonneurs s’interpellent. Ramenant la forme à l’obscurité, l’artisan commence à faire tourner la canne. Il bouge les mains, ses joues tremblent et l’air épais de la pièce déploie les corps mêlés au rythme du vertige.

Mais le mouvement, peu à peu, épuise la docilité du verre, contraignant Ambroise à remettre la figurine au feu. Le temps qu’il essuie la sueur qui lui pique les yeux et qu’il éteigne ses paumes brûlantes dans un seau d’eau sale, la matière a retrouvé cette passivité dont il sait si bien jouer.

La pince refermée sur l’excroissance du buste, Ambroise exerce une torsion prudente, imposant à la pâte qui s’étire la forme de l’enfant, celle du bras qui le porte. Il suspend son effort, le visage rubicond, juge de l’effet, s’y remet pour corriger un pli, un élan.

Voilà des heures qu’il s’applique, peaufinant les détails, peu pressé de plaquer une expression sur les faces de verre. Si sa longue expérience lui a permis de rendre le relief et le mouvement des corps, il ne se sent plus en état d’obliger la pâte à exprimer un quelconque sentiment. La faim le travaille au creux de l’estomac.

Agacé, il finit par poser la statue sur un tas de chiffons et recule. Bien que vides, les visages de la femme et de l’enfant, tournés vers le ciel, abritent des lumières, des chatoiements, une infinité de réponses.

Ambroise reste là un temps puis se détourne.

Derrière lui, le feu s’éteint, les ombres meurent. Il sort dans le soir. Une odeur de tanche frite monte de l’auberge. Le chat, griffes plantées dans la toile rêche du pantalon, quémande une caresse. Au moment où l’homme se baisse, l’animal évite la main et file jusqu’aux chiffons où l’objet refroidit dans un halo bleuté. À peine s’y est-il frotté qu’il s’en écarte d’un bond en miaulant, le poil hérissé et crépitant.

*

* *

Le nuage énorme mais solitaire qui plombe le ciel du côté du levant ressemble à une salamandre. Maître Ambroise le fixe, l’air maussade. Il ne sait quel présage y lire. Il le regarde se déformer sous l’effet des vents du haut, prendre des poses plus ou moins agressives, s’étirer, se dorer sous les feux du soleil qui glisse à l’horizon. Un orage se prépare.

Il s’est levé bien avant l’aube. Depuis le matin, il attend. Hier, tard dans la soirée, un novice au front grêlé est passé lui annoncer la venue de visiteurs de marque. Le pauvre n’a pas osé accepter un verre d’eau fraîche pourtant offert de bon cœur. Assis contre les pierres du seuil, Ambroise sent une chaleur bienfaisante envahir ses reins. Il n’a pas mangé à midi. Son estomac gargouille. Il a profité des heures creuses pour mettre un peu d’ordre dans son antre. Les outils ont sagement réintégré leur niche. Son œuvre encore engoncée dans la pénombre est installée sur la table. Il a dû glisser une cale d’écorce sous un pied pour assurer l’équilibre de l’ensemble. Un coup de balai sur le sol de terre battue a ramassé des restes de charbon de bois, des éclats de verre qu’il a chassés jusqu’au bord de l’allée. Il a débarrassé les deux chaises des vêtements qui les encombraient et entassé ces derniers dans la remise. Il a jeté un regard satisfait dans la petite pièce sans s’attarder sur la statue. Il n’ose pas se pencher sur ses formes, sur les mouvements de la matière qu’il a façonnée, il craint trop d’y trouver un motif qui lui imposerait de recommencer. Il en a fini avec celle-ci. Il se réserve pour la suivante.

Sept heures. Un envol de corbeaux au-dessus du bosquet de tilleuls perturbe la plénitude menaçante du ciel. Ils arrivent par la Sente aux Fées, se dit l’artisan en distinguant le trot des chevaux. Ils sont deux. Ambroise est un peu impressionné, c’est la première fois qu’il traite directement avec ses commanditaires. Ils ont insisté, paraît-il, et le seigneur Lucas, habituel intermédiaire, n’a pu que s’incliner devant l’Ordre de Saint-Julien.

Le dos raide, les chausses bien à plat dans les étriers, les moines s’avancent au pas de leurs montures. Leur habit d’un noir dense, piqué d’une croix d’argent discrète, caresse la robe blanche des bêtes. Les silhouettes se détachent parfaitement sur le brun roux des frondaisons. Maître Ambroise frissonne, une petite douleur s’est éveillée à son épaule comme pour confirmer l’approche de la pluie.

Les deux moines mettent pied à terre avec un ensemble confondant et s’avancent vers Ambroise qui les salue, partagé entre le respect et la crainte.

— Que Dieu soit avec vous, Maître Ambroise.

— Et avec votre esprit, mes frères.

Du geste, il les invite à entrer et leur indique les chaises en s’excusant du maigre confort qu’il peut leur offrir. Les frères n’ont pas fini de baisser leur capuchon qu’il se précipite pour dévoiler la statue. Le soleil couchant triomphe des nuages et pénètre dans la chaumière. Les nuances de rouge, chaleur et sang, sculptent à la Dame une fuyante robe écarlate qui subjugue les deux religieux. Puis les dernières forces du jour déclinent et la Dame retourne à la pénombre.

— Faites donc un peu de lumière que nous puissions juger.

Ambroise attise le feu pendant qu’au-dehors un cheval s’ébroue et hennit. Il a préparé une torche à tout hasard. Il la plonge dans les braises, la flamme jaillit. Il l’approche de la table et la vierge à l’enfant s’illumine d’une douceur inattendue, couleur or, tel un ciboire sur l’autel consacré.

— Que voyez-vous, frère Guillaume ?

— Rien d’inattendu, frère Arnaud. La finesse et le délié de l’œuvre sont dignes du talent de maître Ambroise. Et le sujet est enfin empreint de la noblesse qui sied.

Frère Arnaud tourne autour de la pièce. Son pas est lent, comme alourdi par le scepticisme dont il ne se départit jamais.

Frère Guillaume l’observe. L’air réprobateur et impatient, il frappe la terre battue à petits coups de talon. Il se fait tard.

Ambroise, après avoir accroché la torche à un poteau, a croisé les bras sur son torse velu et s’amuse du manège des moines sans trop savoir comment l’interpréter.

Soudain, alors qu’un nouvel hennissement déchire le crépuscule, Frère Arnaud s’arrête.

— Venez voir, frère Guillaume ! J’en étais sûr.

Le moine sourit. Un mauvais sourire, assombri d’une nuance de tristesse. Frère Guillaume hausse les épaules. Il se penche pour examiner ce qu’un index autoritaire lui désigne.

— Oui, oui, là, au creux des lèvres de l’enfant Jésus.

Frère Guillaume lance à l’artisan un regard noir. Il a vu, lui aussi, la petite bulle d’air, minuscule. Comme l’autre, invisible si elle n’est révélée par une lumière rasante. Les flammes de la torche dessinent en dansant une tache sanglante à la bouche de l’enfant.

Ambroise ne comprend pas le comportement des moines. Un frisson le secoue. Il se passe une main moite sur le front pour essuyer une sueur imaginaire. Une crainte irraisonnée monte en lui et s’épanouit en une grimace de contrition.

Frère Arnaud attend le verdict, les mains sur les hanches.

— Approchez, Maître Ambroise ! Approchez donc.

Et frère Guillaume de désigner l’imperfection d’un doigt accusateur.

— Vous devez admettre qu’il s’agit là d’un défaut irrémédiable. Votre œuvre ne peut en aucun cas prendre place dans un lieu sanctifié. Savez-vous que c’est la seconde fois que ce phénomène se produit ?

L’artiste baisse la tête. Il en veut aux moines. Il les trouve mesquins de s’attacher à un détail aussi infime, à peine détectable pour un regard non prévenu. Il fixe leurs mains trop blanches, trop fines, trop aristocratiques. Lorsque, enfin, il relève la tête, il s’inquiète de leur mine où n’apparaît nulle trace de sérénité ou de bienveillance.

— Vous avez dénaturé votre ouvrage d’une manière assez perverse, au point que certains pourraient y voir la griffe du Malin.

Ambroise perçoit la menace dans les mots du moine et il courbe à nouveau l’échine pour implorer ses hôtes.

— Laissez-moi une autre chance.

— Ce sera la dernière, mon ami. Après, nous serons contraints de vous interdire l’exercice de votre profession.

Frère Guillaume confirme d’un mouvement du menton. Il s’en remet à la décision de frère Arnaud. Ambroise exhale un profond soupir et regarde les religieux ajuster leur capuchon en échangeant des commentaires à voix basse.

Le chat, venu se frotter aux jambes du verrier, les croise sur le seuil. Il fait un écart, se coule le long du mur pour éviter le contact des robes sombres. Puis les chevaux hennissent et le cliquetis des sabots sur les cailloux du chemin s’éloigne dans la nuit, couvert un instant par le tonnerre.

*

* *

Finalement, la Louise est venue. Depuis que sa sœur a sauté le pas avec le meunier avant de s’enfuir à la ville, elle est restée prostrée malgré les visites répétées que le Jean des Arsacs a rendues à la famille, malgré les objurgations de la mère. On s’explique mal sa réaction à Chaugny, d’autant qu’on la sait douce et réservée. Pas le genre de l’aînée, toujours à l’affût du mâle.

La Louise a pris place au premier rang, entre ses parents, le visage dissimulé derrière le voile. Elle porte une robe grise que la boue a finie par foncer au niveau de l’ourlet, une robe droite sous laquelle on cherche en vain ses formes de jouvencelle, ses quinze printemps qui font murmurer sur son passage. Elle a ouvert son vieux missel et Jean ne peut s’empêcher d’admirer l’arc de la nuque sous les cheveux frisottés. Il donnerait ses deux chevaux, l’étoilé et le bai, rien que pour passer un doigt sous ces boucles que le tulle rend diaphanes.

Les prières montent vers la voûte en fumées légères. Jean ne ressent plus la froidure précoce qui a saisi l’automne. Son regard est tout entier à la Louise, à ses épaules étroites qu’il voit doucement bouger au rythme de la respiration tranquille, à ce rai de soleil froid qui lui teinte la chevelure de givre dès que la bise écarte les branches du platane, sur la place.

Les yeux de la jeune fille, quant à eux, n’ont pas quitté la vierge que le curé a installée samedi matin à la place de l’ancienne statue polychrome dont le bois s’écaillait au niveau des joues et des mains. La Louise l’a remarquée dès qu’elle est passée sous la croix du porche. La flamme des cierges, agitée par l’air coulis, jouait si bien dans la tunique de verre qu’on aurait dit qu’un feu s’y nichait.

Dès qu’elle l’a vue, elle a tout oublié. Le lieu où elle entrait, les mots qui sortaient de sa bouche, les gens qui l’entouraient. Elle habite un rêve peuplé d’anges rouges au sourire de miel, aux gestes doux comme des plumes. Elle marche sur des nuages vers un soleil en perdition et quelqu’un la suit. Elle n’a pas le droit de se retourner, mais un frisson la prend au bas des reins, qui la déshabille, qui court jusqu’au creux de l’oreille. Les voix hautes en couleur du village la transportent, elle flotte au sein d’une chaleur irradiante. Elle la sent grandir au fur et à mesure qu’elle se rapproche du soleil.

Au son de la cloche qui demande aux fidèles de se dresser vers le ciboire brandi par le curé, Jean se demande si Louise ira communier. Il s’inquiète des soudains tremblements qui agitent son aimée. D’autres ont remarqué, comme son père qui lui a pris les bras et finit par s’écarter, le visage barré par la crainte. Les spasmes qui secouent la jeune fille sont trop furieux, trop violents pour qu’on ne les attribue qu’au froid. Un prie-Dieu tombe, la mère retient un cri, recule à son tour, imitée par les voisins.

L’attention attirée par le brouhaha, le prêtre quitte les hauteurs poussiéreuses de la nef pour découvrir à ses pieds un spectacle qui le glace. Une fille échevelée vient de se jeter sur les dalles, les membres agités de soubresauts. Une écume blanche lui macule les lèvres et ses yeux sont révulsés. Elle a fait le vide autour d’elle. Même la famille se tient à bonne distance. De l’autel au portail de l’église, les paroissiens murmurent. Certains commencent à s’agiter. En particulier, un garçon dont le regard semble magnétisé par celui de la possédée.

Tandis que le prêtre se débarrasse du ciboire entre les mains d’un enfant de chœur visiblement terrifié, les villageois dessinent un cercle autour de la Louise. Elle se tord comme un bouquet de flammes au pied d’un bûcher. Ses mains se battent avec les lacets du corsage, ses cuisses s’échappent de la robe pour frapper le sol avec des bruits de gifle. Chacun retient sa respiration, la peur grandit.

Jean s’est rapproché de la malheureuse en jouant des coudes. Il se penche sur ce corps magnifique qui rue. Il voudrait que le cauchemar cesse. Il tente de la saisir aux poignets mais roule aussitôt en arrière, les paumes en feu.

La peau de Louise brûle comme de l’acide.

Au contact de ces mains d’homme, la Louise s’est redressée d’un coup de reins. Le soleil est là, chaleureux et divin, aimable enfin. Elle écarte le Jean qui s’interpose encore, bouscule avec une force démesurée tous ceux qui lui font obstacle. Le lourd triangle de cierges tombe sur les dalles avec fracas. Le soleil l’éclabousse, elle sent le bonheur à portée.

La Dame de verre lui sourit, de ce sourire flétri auquel personne ne résiste. Sans se soucier des piques qui transpercent ses chausses, Louise se sert du triangle renversé pour s’élever vers Elle, la prendre et la brandir. Puis, saisie d’une brusque pudeur, elle retombe et s’allonge sur les dalles froides en serrant la statue contre son ventre. Un rire de folle illumine son visage mais ses yeux sont noyés de larmes. Elle ne s’agite plus. Elle repose.

L’âcre odeur des cierges écœure Jean mais il se bat pour écarter ceux qui l’empêchent d’approcher. Le prêtre a posé sa sandale sur une flamme qui grignote l’ourlet de la robe grise. Tandis qu’il s’agenouille et détache avec douceur la statue du corps de Louise, Jean tombe à ses côtés et tend les bras vers la jeune fille. Un murmure s’élève.

— Donnez-la-moi, dit le père de Louise au curé d’une voix sourde qui éveille des échos sous la voûte. C’est elle, la responsable.

Sa femme le pousse. Il s’approche de la vierge de verre, la saisit de ses mains calleuses et essaie de l’arracher des bras du prêtre. Celui-ci résiste. La foule grogne, se presse contre l’homme d’église.

— Lâchez-la. Il faut la détruire.

Le saint homme plonge son regard dans les yeux du père. Il sait qu’à défaut d’oser porter la main sur lui, les villageois sont capables de briser la vierge. Ils ne sont pas encore vraiment soumis à la loi du Seigneur. Ils sont toujours soumis à des élans irraisonnés, à des emportements aveugles qui prêtent aux choses de ce monde des vertus ou des tares particulières.

Le père de Louise a finalement baissé les yeux mais le mécontentement de la foule est palpable.

— Non.

Le mot claque sous la voûte et les nuques se courbent.

— Non, répète le prêtre, il faut prévenir l’Ordre.

La formule est magique, elle rompt le cercle menaçant. Elle chasse les fidèles qui sortent en maugréant.

*

* *

Ambroise n’a pas résisté. À l’heure où les canards sauvages descendent sur le lac, quatre hommes d’armes chevauchant des bêtes couvertes d’écume ont surgi devant sa cabane, faisant fuir le chat. Ils lui ont demandé s’il était bien Maître Ambroise, le souffleur de verre. Des mots crachés plutôt que dits. Des armes brandies. Sur leurs côtes de mailles, brillait la croix de l’Ordre de Saint-Julien.

Tantôt marchant, tantôt courant derrière le dernier cheval, au gré de la corde qui lui lie les poignets, Ambroise a traversé Castelnau et Ceyssac. Il a croisé peu de membres de la communauté : en cette saison, les travaux des champs occupent le petit monde dont la vie est minutieusement réglée par le monastère. Les rares femmes qui l’ont regardé passer ont fixé sur lui un œil noir et réprobateur.

Derrière les grilles de la geôle souterraine où les soldats de Dieu ont enfermé Ambroise, un colosse vêtu de gris et de rouge s’active. Il aligne un assortiment impressionnant d’outils sur l’établi, teste la solidité des chaînes et des menottes ancrées dans la roche, actionne le soufflet suspendu au-dessus du feu. Parfois, il s’interrompt pour vérifier le contenu de la marmite qui rougit dans la cheminée. Lorsqu’il soulève le couvercle, une odeur nauséabonde s’en échappe, comme accrochée aux filets de fumée. Finalement, l’homme semble satisfait. Il saisit une paire de longues pinces et la plonge dans les braises. Des étincelles s’élancent à l’assaut des pierres pour retomber aussitôt.

Ambroise ne les a pas entendus arriver. Pourtant ils sont là, les deux moines, à l’écart de la zone de lumière que jettent par vagues hésitantes les flambeaux piqués dans de hautes armatures de fer. Ils se concertent à voix basse puis les grilles grincent et des hommes sans visage se penchent sur la paillasse du prisonnier et le soulèvent sans ménagements.

Il ferme les yeux. La chaîne qui lui entrave les pieds racle le sol avec un bruit désagréable. Il sent qu’on le couche sur une longue table et qu’on lui attache les poignets avec des sangles de cuir qui déchirent la peau. Il finit par rouvrir les paupières. Les ombres mouvantes des moines et du bourreau dessinent des figures menaçantes sur les pierres de la voûte. L’une fait un geste, une autre s’avance vers le feu. Un cliquetis mat, un éclair de lumière pâle, le son d’un crachat et la salive crépite sur le métal chauffé au rouge.

Le bourreau s’approche et une chaleur intense monte à ses doigts avant que la pince ne se mette à mordre l’os. Ambroise hurle. La douleur le tord sur la table, elle l’inonde d’une sueur aigre. Une seconde phalange paye tribut à la froide colère des moines. Ambroise ne sent plus l’outil qui le mutile. Il n’est que douleur. Au bord de l’évanouissement, il voit distinctement le visage de sa Vierge se superposer à la hure du bourreau. Elle lui sourit.

L’officiant murmure quelque chose qu’il ne comprend pas. Peut-être une excuse, peut-être des mots chargés de haine. Qu’importe. Ambroise se sent les mains lourdes, coincées dans une gangue de plomb, mais aussi comme détachées du corps.

Frère Guillaume est sorti de l’ombre.

— Nous vous avions prévenu, maître Ambroise, et ce n’est que juste châtiment. Pourquoi fallait-il que vous continuiez à distribuer vos Vierges dans la région ? Et ce, sans notre accord ! Le Malin vous a-t-il circonvenu à ce point ?

Ambroise n’entend rien. Il s’abandonne. Sa vessie lâche et il mouille ses chausses. Le moine sursaute, se recule. Frère Arnaud qui l’a rejoint tend une fiole au bourreau.

— Les lèvres seulement. Tâche de bien travailler.

Le pas des moines résonne longuement dans le réseau de souterrains. Le bourreau a posé la fiole sur l’établi. Il n’est pas pressé. Il range amoureusement ses ustensiles de travail en chantonnant La Ballade du pendu. Il revient vers la table d’un pas traînant et, en quatre coups de marteau, enfonce deux clous énormes qui assujettissent à la table la chaîne liant les chevilles du prisonnier. Ambroise cherche un second souffle, des arguments pour amadouer son tortionnaire. Il n’a pas le temps de prononcer un mot que déjà, le bourreau actionne une roue. La table se dresse en grinçant, l’homme lui applique sur le visage un chiffon humide et gras. Le souffleur suffoque mais deux doigts ont tôt fait de dégager sa bouche, le tour des lèvres. Il ferme les yeux et récite une prière à la Dame avec toute la ferveur que lui laisse la peur lancinante qui lui enflamme le corps.

Il entend les crépitements du bois trop vert léché par les flammes, les cris d’autres suppliciés plus loin dans le labyrinthe, l’eau qui goutte de la voûte, enfin la respiration rauque de l’homme tout près de lui. C’est alors que la première goutte effleure sa lèvre.

Ambroise n’a jamais ressenti une telle souffrance ! Il essaie de s’arracher de la table, il se débat comme un diable mais les clous et les courroies tiennent bon. Pendant ce temps, l’acide ronge la chair. La brûlure s’étend, dévore sa bouche. Ambroise étouffe. Les vapeurs remontent sous le masque de tissu. Il s’arc-boute, secoue la tête en tous sens, il veut s’envoler, quitter ce corps qui ne lui appartient plus. Finalement, le bourreau, excédé par tant de mauvaise volonté, lui enfonce d’un coup de maillet un morceau de bois poussiéreux entre les dents. Vaincu, Ambroise se met à trembler. Son esprit est loin, perdu dans cette forêt d’Aquitaine où il a passé son enfance. Il vole entre les chênes et les bouleaux, dans cette cathédrale verte où même les animaux viennent prier.

Le bourreau poursuit sa tâche avec une patiente maîtrise. Goutte à goutte, le vitriol coule sur les lèvres distendues de l’artiste, les réduisant à l’état de larves sanguinolentes dont la chair grésille sans bruit.

Avant de sombrer dans une inconscience zébrée de fulgurations aiguës, Ambroise a le temps de voir sa Dame, au bout d’un sentier de ronces. Elle illumine les sous-bois et on dirait qu’autour d’elle, les arbres en feu pleurent du sang.

*

* *

Les hommes de l’Ordre sont arrivés à Chaugny deux jours après l’incident. Le fracas des bottes cloutées sur les dalles a délogé les moineaux et les hirondelles de sous les poutres de l’église. Ils ont envahi la sacristie et demandé au prêtre de leur remettre la vierge à l’enfant. Dans le même temps, un second peloton a rassemblé les paysans devant le saint édifice. La cérémonie a été très simple. La statue a été posée sur un billot et, devant le village réuni, deux titans se sont acharnés sur elle à coups de masse jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de la poudre de verre. Quand tout a été terminé, le capitaine a désigné deux femmes et leur a ordonné de balayer les éclats et de les jeter à la Garonne.

C’est ainsi que la Louise a perdu la petite lueur vive qui était venue danser dans son regard. Pendant que les soldats de Dieu renvoyaient la foule dans les chaumières, elle est restée sur le parvis, figée, les bras ballants, hochant lentement la tête. Depuis, elle erre, répondant à peine aux mots aimables que ses anciens amoureux lui adressent. Ses parents désespèrent sans comprendre. Une fille si joyeuse, si pleine de vie. Encore heureux, rétorquent certains, que les sbires de l’Ordre ne l’aient pas emmenée avec eux.

Le Jean des Arsacs n’a pas baissé les bras. Il ne se passe pas une journée sans qu’il se présente au domicile de la jeune fille pour lui offrir un bouquet de coquelicots ou de gentianes. Les familles se sont résignées à cette étrange cour. Mais la Louise ne s’intéresse plus à rien. Les anciens murmurent qu’elle est envoûtée et que si ça continue, elle va attirer le malheur sur le village. Le prêtre, quant à lui, ne dit rien, mais le soir, dès que la dernière lampe s’est éteinte sur le village, il va ramasser dans le cimetière une brassée d’orties qu’il dispose sur sa couche avant de s’y rouler. Et chaque dimanche que Dieu fait, il demande à la communauté d’adresser au ciel une prière pour la Louise, car la Louise refuse toujours avec véhémence de retourner à l’église. Promesses et sourires la tétanisent autant que menaces et personne, pas même son père, n’a le courage de la prendre dans ses bras et de la porter devant l’autel.

Ça ne peut plus durer ainsi. Jean est un garçon patient mais le plus patient des hommes ne saurait supporter une telle indifférence sans réagir. Aujourd’hui, c’est décidé, il n’ira pas à la messe. Il veut savoir ce qui occupe tant la Louise pendant que les villageois suivent l’office.

Aussi, ce dimanche, au lieu de passer le porche, il s’est embusqué derrière le presbytère et a attendu. La Louise a tourné longtemps autour de l’église puis, quand elle a été sûre que personne ne ressortirait de l’édifice, elle est revenue chez elle. Jean l’a vue disposer au fond d’un panier du pain, une tranche de lard et une gourde d’eau. Elle a même réfléchi un instant puis ajouté une petite pile de linges blancs. Ensuite, elle a coiffé sa chevelure de miel d’un fichu et est sortie du côté des champs.

D’un pas rapide, elle a quitté le village et pris le chemin de la forêt, non sans se Retourner souvent comme si elle craignait d’être suivie. Cette attitude, qui témoigne d’une grande lucidité peu en rapport avec sa folie présumée, a surpris Jean.

En moins d’une heure, la jeune fille a atteint la forêt de Maissac qui borne le territoire du monastère et y a pénétré sans hésiter. Elle se faufile sous les futaies, évite les fossés et les mares d’eau croupie comme si elle avait une grande habitude des lieux. Le Jean a du mal à suivre. Il se fie au craquement des branches, au frémissement des feuillages. Des oiseaux, dérangés, s’envolent à tire-d’aile. Le soleil perce difficilement les frondaisons séculaires. Jean se sent loin du monde, loin de Dieu, il s’évertue à marcher sans bruit pour ne pas trahir sa présence.

Soudain, c’est le silence. La silhouette de la Louise a disparu. Jean reste quelques secondes interdit avant de se risquer à avancer, tous les sens en alerte. La végétation est touffue à cet endroit et les troncs serrés. Il est facile de se perdre par ici. Jean essaie de maîtriser la panique qui le gagne. Il est en train de se déchirer les chausses dans un massif de ronces quand Louise lui apparaît, à genoux au fond d’une combe environnée de pins, près d’un homme étendu sur une couche de fortune faite de branchages et de mousse. Il se tapit aussitôt pour observer le couple. La jeune fille parle à l’homme comme à un enfant malade. Elle a défait son panier, le pain est sur l’herbe. Elle tient la gourde à la main et aide l’homme à boire.

Maintenant, Louise chantonne et berce la tête de l’homme posée sur son giron. La garce ! Mais ne dirait-on pas que d’affreuses taches noires maculent ce visage tranquille ? Serait-ce l’ombre des arbres ou bien les stigmates d’une mauvaise maladie ? Jean progresse de quelques mètres. Il veut en avoir le cœur net. Quand il comprend, un long frisson le secoue. Les lèvres de l’homme ressemblent à ces affreuses limaces couleur rouille qui apparaissent après les pluies d’automne. Et ce n’est pas tout, le mécréant a le regard aussi vague et lointain que celui de Louise et ses mains sont bandées. Il n’en faut pas plus pour que Jean reconnaisse maître Ambroise, le verrier.

Quelle ignominie ! La Louise avec ce monstre ! À croire qu’elle est ensorcelée. Les vieux du village ont raison, la pauvre fille finira sur le bûcher.

Le Jean n’a plus rien à faire ici. Tête basse, épaules voûtées, il essaie de retrouver son chemin dans la grande forêt. Il ne peut se sortir de la tête l’image de Louise attachée au poteau d’infamie, cernée par les flammes. Elle brûle sans un mot, sans un regard pour lui. Il suffirait d’un signe, d’un seul signe, pour qu’il se jette dans le brasier et la délie. Mais la diablesse continue à l’ignorer, toute à son supplice.

À la lisière de la forêt, le jeune homme marque un temps d’arrêt. Tout au long du trajet, il lui a semblé percevoir des bruits derrière lui, comme si une ombre l’avait suivi depuis la combe. Il n’est pas tranquille. Par bonheur, ses pas l’ont conduit près de la croix de pierre où les femmes viennent étendre les langes des nouveau-nés pour les bénir. La vision du crucifié le rassure, alors il attend. On ne sait jamais. Les minutes passent, il s’apprête à repartir quand une silhouette gracile émerge du couvert et traverse le chemin pour le rejoindre sous la croix.

C’est la Louise, essoufflée. Elle met un doigt sur sa bouche.

— Laisse-moi parler, s’il te plaît. Je ne fais que le soigner et le nourrir. La fièvre est tombée, je crois qu’il va s’en sortir.

— Comment peux-tu ?

— Le pauvre homme délirait. Les soldats de l’Ordre ont abandonné le corps dans la clairière il y a trois jours, en espérant que les loups finiraient la besogne. J’ai entendu leurs chevaux dans la nuit, je n’ai pas pu m’empêcher de les suivre.

— Mais cet homme est maudit, Louise !

— Que m’importe ! Il souffre et je dois le sauver. Laisse-moi le temps, après il partira et nous nous retrouverons.

Jean baisse vers Louise des yeux noyés de frayeur. Comment la douce jeune fille qui aimait tant les marguerites a-t-elle pu se métamorphoser à ce point ? Il ne sait que répondre. Il baisse la tête pour ne pas montrer les larmes qui lui viennent et se met à courir vers le village.

Les cloches sonnent, la messe vient juste de se terminer.

Avec un peu de chance, personne n’aura noté sa disparition.

*

* *

Ambroise retrouve peu à peu ses forces. Chaque jour, la Dame le visite. Elle le nourrit et change ses pansements. Grâce à ses onguents miraculeux, il peut lutter contre la souffrance lancinante qui lui vrille les nerfs de l’aube à la nuit, tandis que la douleur à ses doigts, à ses lèvres, s’estompe. Et il se dit que bientôt, pour elle, il saura apprivoiser à nouveau la matière.

D’ailleurs, cette fois, elle lui a apporté ses outils et son mélange de sable. Le temps a filé, il lui tarde de se remettre au travail. Le supplice n’est plus qu’un lointain souvenir. Ses doigts, bien que mal ressoudés, résistent à de fortes pressions, et les bourrelets de cuir qui se sont formés à la place de ses lèvres suffiront bien pour l’usage auquel il les destine.

Alors, il allume le feu et prépare la pâte. Les yeux brillants de plaisir, il retrouve la magie du verre liquide. Il le regarde vivre, s’agiter de gonflements monstrueux, se soumettre aux forces de la chaleur, vibrer de pulsations lentes. La Dame a pensé à tout : sa fidèle canne est là, appuyée contre un saule. D’un geste vif, il la plante dans la masse ondulante et l’approche de ce qui lui sert de lèvres. Un coup de ciseaux sec et précis lui permet d’en détacher une petite quantité. Ça ira pour un début. Ambroise n’a rien perdu de son souffle, il le sent tapi tout au fond de lui. D’abord faible, puis de plus en plus assuré, celui-ci monte sous sa poitrine. Ça y est, il l’a libéré ! La matière accepte l’intrusion et se creuse docilement. Mais quand vient le moment d’imposer sa volonté, le verre résiste et lui échappe. La bouche déformée a beau batailler dur, le verre ne veut rien entendre. Ambroise insiste même s’il a l’impression que son visage est en train de se déchirer d’une oreille à l’autre, et une forme finit par naître dans la douleur, coincée entre le mouvement des pinces et la puissance d’un souffle encore malhabile.

Ambroise s’est effondré, épuisé par l’effort. La forêt frémit alentour tandis que l’œuvre refroidit dans l’herbe, près de lui. Il s’agit d’un crucifix. Court et gracieux. Ambroise n’ose pas l’examiner mais un rai de soleil insidieux se charge de lui ôter ses dernières illusions. La petite bulle est là, minuscule, à la juste intersection des branches. Une vague de colère et de crainte mêlées submerge le verrier, il croit devenir fou. Il se jette sur la croix encore chaude et la jette le plus loin possible. Après, il ne sait plus ce qu’il fait. Il erre dans la forêt, il veut se livrer aux moines, en finir avec sa vie misérable. Ce n’est que tard dans la soirée que la main caressante de la Dame le ramène à la réalité, à cette cahute de chaume et de branchages qu’elle l’a aidé à construire. Elle lui rend son sourire au centuple. Elle seule est capable d’apprécier son travail.

Depuis, maître Ambroise s’exerce chaque jour à retrouver les gestes rigoureux mais souples qui établissaient sa renommée. Il essaie surtout de dompter le cuir racorni de ses lèvres pour moduler son souffle. En tout cas, sa première expérience lui aura servi de leçon : il ne cherche plus à savoir si le mauvais sort dont il est victime provient de l’arrivée des moines ou des petites bulles. Lui, crée. Il crée des vierges et des crucifix que sa Dame emporte loin de lui. La Dame l’a rassuré, il n’a plus à s’inquiéter de la présence éventuelle de la bulle. Cette bulle fait partie de l’œuvre au même titre que l’élan dans les formes ou que la couleur de la pâte.

Chaque fois qu’il modèle la matière en la caressant de son souffle, Ambroise se sent bien. Il oublie les douleurs, les ténèbres de la forêt, l’absence du chat familier, la menace des moines. Il se fond dans la pâte, il l’envahit tout entière pour lui donner la forme qui habite son cœur d’homme. Ce n’est qu’une fois qu’il la sait soumise, à sa merci, pleine de son énergie, qu’il se retire doucement pour parachever le travail technique. Le pauvre homme ne se rend pas compte qu’il perd ainsi peu à peu ses forces vives. Sa Dame est là, qui murmure des paroles apaisantes et le comble de nourriture saine et agréable.

*

* *

Jean a mis longtemps à comprendre qu’il n’épouserait jamais la Louise. À force de se négliger, elle est devenue la paria du village. Même les garçons de ferme ne la regardent plus. Les villageois continuent à ignorer tout de ses allées et venues mais Jean a de plus en plus de mal à garder le secret. Toutes les filles en fleurs qui, trop heureuses de voir la Louise perdue dans cette douce démence, sont venues se frotter à lui, il les a repoussées. De sorte qu’il reste seul, près de ses chevaux, se contentant d’accomplir les gestes nécessaires à sa survie, ce qui ne manque pas d’alimenter les rumeurs qui commencent à grandir sur son compte. S’il persiste à prendre la défense de celle qu’on surnomme maintenant la vierge folle, il sent qu’il sera bientôt la cible des mauvaises gens.

Un jour de corvée consacrée, alors qu’il défriche à côté de ses compagnons le champ de pierres au pied du monastère, il laisse soudain tomber sa houe et se dirige sans trop réfléchir vers la lourde porte de bois cloutée.

Peu après, les hommes d’armes le suivent dans la forêt. Il leur désigne le monstre et la Louise puis, sans attendre la récompense, il enfourche son bai et quitte le pays.

*

* *

Ainsi, la Louise leur aurait échappé par ils ne savent quel maléfice ! Quelle histoire ! Il faut tout faire pour que le bruit ne sorte pas de l’enceinte du tribunal. En ces temps de disette, les manants ont tôt fait de confondre miracle et acte du Malin.

Les soldats à la croix qui comparaissent devant le conseil de l’Ordre n’en mènent pas large. Oui, ils avouent : ils ont brutalisé le dénommé Ambroise, ils ont joué les vandales en riant. Ils ont brisé, tordu ses outils, renversé le feu, mélangé la braise et la pâte, éparpillé le sable. Oui, il est vrai, le souffleur poussait d’agréables petits cris d’animal torturé, de ces gémissements hachés de sanglots qui réchauffent le cœur des soldats de Dieu. Oui, il est possible qu’ils aient un instant négligé la souillon, même si Hubert prétend le contraire, lui qui la tenait fort solidement par les deux coudes.

— Il ne s’est rien passé de tel, Hubert de Scœux. La fille a déjoué votre surveillance. Un point, c’est tout.

— Mais…

— Il en sera ainsi. Et vous serez nommé capitaine à la commanderie d’Aurillac.

Une odeur rance monte de la paille du cachot. Ambroise n’est plus que chair sanglante et os rompus. Allongé sur le dos, yeux grands ouverts, il écoute les anges terribles danser derrière les murs de pierre. Ça fait un bruit de tonnerre, d’avalanche au fond de sa tête meurtrie. Il faut dire que sous le regard attentif de frère Guillaume et frère Arnaud qui ont assisté de bout en bout à l’exécution de la sentence, le bourreau s’est appliqué avec une patience inhabituelle à briser un à un les membres et les côtes de l’artiste. Les plaintes d’Ambroise n’ont guère ému les deux moines qui sont convaincus de participer au grand combat contre Satan.

Après une légère collation destinée à renforcer le corps après l’esprit, ils ont rédigé dans la foulée un texte qui promet récompense en bon or à qui fournira des renseignements sur la Louise, convaincue de sorcellerie. Et pendaison au vilain qui oubliera de se manifester. Les hérauts du monastère partiront dès l’aube sur les chemins de terre. Il est grand temps que le courroux de Dieu se fasse entendre dans ces contrées reculées.

Pour échapper à l’emprise de la douleur, Ambroise s’est réfugié dans un endroit où personne ne songera à le chercher. La vierge n’a pas cessé de lui sourire depuis qu’on l’a repris. Et il a trouvé au bord de ses lèvres une petite niche où règne une agréable et humide tiédeur. Là, il est bien, il peut oublier que la vie le quitte.

Ainsi incrusté au sourire de la Dame, il se plaît à penser qu’il a vécu son temps et abattu sa part de labeur. Il peut mourir en paix. Il regarde défiler le tourbillon de ses œuvres, s’arrête parfois pour en admirer une. Avec le recul, il distingue nettement deux époques dans sa production et il se souvient de cette nuit de mai où a eu lieu la Visitation.

Après, rien n’a plus été pareil. Aujourd’hui, il réalise que la beauté qu’il a effleurée depuis ce jour n’est pas de ce monde et se demande comment ces mains grossières, ce souffle d’homme ont pu accoucher de telles splendeurs. Pourtant, elles n’ont existé que par lui. Il sourit. La Dame à l’enfant prend forme avec le mouvement de ses lèvres. Il récite les Grâces. Il laisse monter en lui la chaleur des brasiers, elle se mêle à sa fièvre et l’emporte vers un ciel rouge sang.

Une fumée pâle et translucide se love autour du corps replié dans la paille en volutes patientes et attentives. Maître Ambroise la sent prendre consistance avant que la niche au sourire de la Dame se creuse et l’accueille. Et tandis que son âme suspendue s’endort sur un rêve de paradis rouge, la fumée dans laquelle flotte ce cadavre en morceaux devient pâte, se gonfle du dernier souffle, devient verre et se rétracte autour de la chair.

Les serfs chargés du nettoyage des cachots ont aussitôt alerté les moines. En voyant le gnome de verre recroquevillé au centre de la cellule, ils n’ont pas osé franchir le seuil.

— Je prends Dieu à témoin, mon père, il n’y a nulle trace du prisonnier, rien que cette statue monstrueuse qui lui ressemble. Non, non, personne n’a ouvert la porte, le geôlier est là pour témoigner.

Frère Guillaume est venu et après s’être signé, pénètre dans le cachot. C’est une bien vilaine statue, toute contrefaite, tordue, qui le regarde de derrière ses yeux de verre. Elle a le visage de maître Ambroise et, avec un peu d’imagination, on peut reconnaître ses fripes de cuir, elles aussi prises dans la matière. Une matière d’une transparence étonnante, qui rappelle les coupes à vin ramenées de Venise par le seigneur Lucas.

Quel est donc ce nouveau tour de passe-passe ? Le moine est bien embêté : frère Arnaud est parti à dos de mulet pour l’archevêché. Il ne rentrera que lundi. Il faut prendre une décision très rapidement, sinon la rumeur s’emparera de l’affaire et ce sera encore pire que la disparition de la Louise.

— Au verre répondra la masse !

Tel est le verdict. Et frère Guillaume attend en se rongeant les ongles que descende dans les catacombes le fils Aymar, le dresseur d’échafaud, le casseur de pierres. Le manant a son gros marteau à la ceinture. Il n’a pas besoin qu’on lui explique. Il a été dressé pour écraser, pour marteler, concasser, pulvériser.

Aymar lève le lourd marteau et l’abat de toutes ses forces sur le monstre translucide. Une note inouïe de pureté s’envole avant que le cristal explose en milliers d’éclats meurtriers qui viennent cribler les visages du moine et du manant.

C’est la même note qui attire l’attention du bedeau sur le parvis de Chaugny. Il dira plus tard qu’il a cru entendre le ciel s’ouvrir sur le chant des élus. Quand il se retourne, ravi, la vierge à l’enfant est là, intacte et radieuse comme au premier jour. Oui, celle que les soldats de l’Ordre ont exécutée en grande pompe, elle est là, et sa beauté, rehaussée par le rai de soleil qui vient de percer l’orage, illumine la façade de la petite église. La première réaction du bedeau est de tomber à genoux et de demander pardon à Dieu.

Partout dans la région, la note a résonné. Et partout, les vierges fracassées sont revenues sur les autels, les crucifix écrasés sous les bottes ferrées se sont remis à briller au cou des jeunes filles.

Le phénomène a provoqué un émoi des plus vifs. Adoration ou haine, personne n’est resté indifférent. Des témoignages, venus de plusieurs lieues à la ronde, ont afflué au monastère, selon lesquels la Louise aurait été vue flottant à deux pieds du sol, vêtue d’un habit de lumière. Des inquisiteurs ont été envoyés par l’Ordre en chacun de ces endroits mais aucune preuve n’a été ramenée pour confirmer les dires des manants.

Et la répression a recommencé. Des scènes terribles se sont déroulées, rappelant la grande chasse aux sorcières de l’hiver trente-huit. On a vu des villages entiers se jeter au mors des chevaux pour empêcher les soldats à la croix de détruire la vierge de leur église. Il a fallu brûler les greniers, raser les récoltes, empoisonner les puits. Faire des exemples aussi, lever des potences et dresser des bûchers.

Mais en moins de deux ans, l’Ordre a rétabli son autorité et il n’est pas une paroisse qui abrite encore un objet rituel en verre. Dans chaque chapelle, de pierre ou de terre, de belles vierges en bois polychrome, parfois protégées par des grilles de bon fer forgé, couvent d’un regard empreint de miséricorde le troupeau du Seigneur. Et ces yeux d’une douceur exemplaire finissent d’apaiser les esprits les plus emportés. Quant aux crucifix, on les fait maintenant en laiton et en cuivre, en or et en argent pour les plus riches, et la couleur chaude de ces métaux ravit les jeunes filles des campagnes et même les damoiselles des petites cours de province.

*

* *

C’est un homme simple, condamné à six mois de prison pour vol de monture, qu’ils ont jeté dans le cachot de maître Ambroise. Un homme fort de ses certitudes, un qui appelle les choses par leur nom et ne confond pas un instant le ciel et l’enfer.

La première nuit, cet homme au courage reconnu de tous s’est mis à hurler comme un loup blessé à mort. Quand le gardien, réveillé en sursaut, est venu agiter les grilles, il s’est dressé d’un coup sur sa couche, l’œil égaré, et il a sondé les ténèbres autour de lui. Finalement, il a hoché la tête et s’est recouché en grommelant. Le sommeil est revenu mais aussi, au grand dam du gardien, des gémissements à fendre l’âme la mieux trempée. L’homme n’a pas cessé de geindre et de s’agiter jusqu’au matin.

L’heure venue de glisser la maigre pitance dans les cachots, le geôlier a trouvé le prisonnier tremblant de fièvre, balbutiant des mots sans suite. Il a déposé la cruche d’eau, le pain rassis devant le clapet, et attendu. L’homme n’a pas bougé. Il ne s’est même pas tourné vers la nourriture. Les yeux grands ouverts fixés sur un des murs de la pièce, il est resté figé, comme frappé de terreur. Son corps est tendu à craquer, ses doigts plantés dans le sol.

Le geôlier, lassé du manège, a continué sa tournée. Il ne signalera pas l’incident. Ces murs en ont vu d’autres.

*

* *

Ce que l’homme regarde si intensément, c’est une Dame de verre, laiteuse et floue. Elle arbore un sourire étrange qui tantôt s’estompe, tantôt s’affirme. La seule part de cette vision qui n’oscille pas entre l’être et le disparaître serait une bulle de verre dans laquelle danse un homme minuscule qui paraît appeler à l’aide.

Le prisonnier est fasciné. Il prie pour que la vierge libère l’homoncule. Mais celle-ci se contente de sourire en l’invitant à la suivre. Il suffit qu’il accepte, qu’il dise oui, et le paradis s’ouvrira sous ses pieds. Mais l’esprit se rebelle encore, il a souvenir des gibets et des bûchers qui ont orné les places de village, ces dernières années. Depuis, l’homme se méfie des grands miracles.

Alors, le corps résiste sans pouvoir se détourner. Il se tend, il se tord, les mains s’accrochent à la terre battue. Mais le combat est inégal. Il n’est qu’un homme à l’énergie limitée, à la santé précaire. Et quand il cède, après deux jours et deux nuits de lutte, à baver, à gémir, à s’arc-bouter, la forme blanche de la Dame l’enveloppe et des visions intolérables peuplent son dernier sommeil. Serpents monstrueux aux gueules béantes, à l’haleine chargée de soufre. Mégères en sarabande dévoilant des nudités sans charmes. Gnomes édentés poursuivant des enfants. Créatures aux pieds de bouc guidant des troupeaux d’hommes nus et soumis.

Personne n’est là pour assister au phénomène, mais une lumière timide, rouge comme un cœur d’agneau, est née du corps, au niveau de la poitrine, s’est ramassée en boule puis a glissé sur la paille, sans l’enflammer, avant de s’insinuer entre les pierres du mur, juste au pied du soupirail.

*

* *

Au matin du troisième jour, le geôlier a découvert le corps. Recroquevillé sur lui-même, les yeux béants, la peau sèche comme du parchemin, la bouche ouverte sur un cri inaudible. Un instant, avant d’ouvrir la grille, il a cru qu’il s’était transformé en verre, comme le souffleur de Maissac. Mais non, rien qu’un mort ordinaire.

Frère Guillaume et frère Arnaud appelés en hâte ont hoché la tête avec un ensemble singulier.

— Il est mort de peur, a dit l’un sans s’étendre sur le sujet.

— Le remords l’aura étouffé, a confirmé l’autre avec un haussement d’épaules.

Le geôlier a dû traîner le corps jusqu’à la salle des tortures et le jeter au feu qu’on y entretient en permanence. C’est une journée dont il se souviendra.

*

* *

Le gardien a à peine le temps de changer la paille du cachot que déjà, le bourreau et ses aides lui amènent un nouveau prisonnier. Il s’agit de Mathias le Mauvais, une montagne de chair bien connue dans la région pour ses ripailles, un mécréant, un briseur de statues. S’il est là, c’est pour avoir pénétré dans l’église de Moissac et y avoir débité toutes les statues à la hache. À ce qu’il paraît, l’événement serait plus fréquent que les moines ne veulent bien le reconnaître.

Le bourreau lui a fait boire la quantité d’eau salée – dix litres – à laquelle il a été condamné. Maintenant, Mathias repose sur le dos, le ventre gonflé comme une outre. Un filet de bave coule au coin de ses lèvres. Le geôlier referme la grille du cachot en soupirant.

— Tu dis jusqu’à la Pâque ! Il va falloir que je le supporte jusque-là !

— S’il fait le méchant, préviens-moi, ricane le bourreau. Je viendrai lui mettre un peu de plomb dans l’estomac. Crois-moi, les frères n’y trouveront rien à redire.

Mathias a passé une nuit pas plus mauvaise que les précédentes. Sa robuste constitution a digéré partiellement l’eau salée qu’on lui a fait absorber par entonnoir et sa panse semble même moins gonflée qu’après une nuit de beuverie chez le cousin Jérôme. Il se lève avec difficulté : les muscles sont ankylosés, le ventre gargouille. Il explore péniblement sa prison.

Elle pourrait en contenir au moins dix comme lui et la litière n’occupe qu’une toute petite place dans le rectangle de lumière qui tombe du soupirail.

Pour vivre, Mathias pose des collets et échange le fruit de sa chasse contre gîte et couvert. Pourquoi ne pas continuer ? Mathias s’assoit, déchire l’ourlet de son pantalon et en tire quelques crins bien solides. Puis il se met à quatre pattes et cherche aux parois de la geôle un trou à rats. Le mur en est truffé. Il en choisit un qui lui paraît fréquenté et dresse son piège. Il n’y a plus qu’à attendre. Il ramène à lui des brassées de paille et s’installe le plus confortablement possible dans la pénombre. La lumière faiblit au soupirail, le soir tombe mais ses yeux de chasseur s’habituent progressivement à l’obscurité.

La chance ne va pas tarder à lui sourire. Il le sent. Avec la nuit, la prison se peuple de petits cris, de déplacements furtifs, de crissements révélateurs. D’ailleurs, la corde s’est tendue. Il ferre instantanément, sûr de ses réflexes. La bête est prise au piège et se débat en claquant des incisives. Mathias rit. Il saisit l’animal par la nuque, la brise entre le pouce et l’index et s’en va secouer la grille.

— Holà, de la garde !

— Qu’est-ce que t’as à me foutre ce raffut, à c’t’heure ?

— Ah ! t’es là, toi. Tiens, va voir le Jérôme de l’auberge avec ça et ramène de la bière pour deux.

Le gardien a un bref mouvement de recul quand le rat lui atterrit entre les bras. Mais il se ressaisit, un bock de bière est toujours bon à prendre quand on naît avec le gosier sec.

Pendant que le geôlier se précipite à l’auberge voisine, Mathias s’est mis en tête de doubler la mise. Alors qu’il cherche un nouveau trou où poser son piège, il croit voir une lueur entre deux pierres descellées, à la verticale du soupirail. Il tend le bras, insère les doigts dans la fissure, les enfonce le plus loin possible. Il sent quelque chose au fond du trou. Qui irrite, qui brûle un peu, mais qui rassure aussi, inexplicablement. À force de persévérance, ses doigts grignotent du terrain et ramènent millimètre par millimètre le minuscule objet. C’est un travail de longue haleine et plusieurs fois, le manant perd patience. Mais la curiosité est la plus forte, il y revient. Quand, excédé, il finit par ramener sa trouvaille à la lumière des torches, une colère froide l’inonde comme une mauvaise fièvre et il jette l’objet à toute volée contre le mur avant de s’acharner à le réduire en poussière sous son talon.

Que voulez-vous ? Ce n’est pas un bijou, pas même un sol, rien qu’un vulgaire morceau de verre en forme de croix. Un crucifix comme on en a vu tant par le passé. Que personne ne veut racheter et dont personne ne veut entendre parler. Et le Mathias de se remettre à chercher un bon trou à rats sans voir le mince filet de fumée vitreuse qui s’élève lentement des éclats de verre éparpillés.

La fumée s’effiloche, rampe le long des pierres froides jusqu’au soupirail puis disparaît, aspirée par le vent de la nuit.

 

FIN